« Il est vieux mais toujours curieux. Il s’appelle Mohammed et vit là-haut depuis qu’il est né. Un soir, alors qu’il sort récupérer quelques frêles brindilles pour allumer son feu, il aperçoit dans le village situé là-bas, de l’autre côté du torrent, une lumière fixe : magie ou maléfice ?... Le lendemain, après avoir rassemblé les quelques chèvres qu’il possède encore et effectué une fois de plus le trajet jusqu’à la lointaine forêt pour ramener du bois, il parcourt le sentier caillouteux qui mène sur l’autre versant. Lorsqu’il parvient devant la maison de Larcen, le vieil homme est accueilli comme le veulent les lois de l’hospitalité dans cette région. Mais comme il presse son hôte de questions sur cette étrange lumière, Larcen lui lance : « Ecoute, que veux-tu ? Le thé ou l’électricité ? ». Sans réfléchir, Mohammed répond l’électricité. Larcen appuie sur l’interrupteur. Après quelques longues minutes à observer bouche-bée l’ampoule incandescente, l’homme curieux rentre chez lui sans même boire le traditionnel thé de bienvenue… ».
Depuis le milieu des années 90, je me rends régulièrement dans les montagnes marocaines. Comme Mohammed, j’observe souvent dubitatif les changements rapides et radicaux des modes de vie des berbères de l’Atlas.
Je me souviens de mon premier voyage, alors tout jeune étudiant en géographie à Paris. Traversant d’un trait la France et l’Espagne en Peugeot 205, j’embarquais avec un ami à proximité de Gibraltar pour franchir la Méditerranée : à peine un peu plus d’heure de ferry pour un saut gigantesque entre deux continents, deux cultures, deux temporalités. Je foulais enfin « l’Afrique » dans l’euphorie de mes vingt ans. A chaque respiration, j’absorbais les couleurs, les ambiances, les odeurs… Je voulais tout voir, tout ressentir, tout comprendre… en cinq milles kilomètres de goudron « avalés » en à peine huit jours !
Comme dans les récits d’aventuriers de mon enfance, j’avais résisté aux marchands du Rif, survécu aux labyrinthes de la Médina de Fès, flâné nonchalamment sur le port d’Essaouira et m’étais même fâché avec les faux guides de Merzougha et les petits vendeurs trop insistants de Marrakech. Surtout, j’avais scruté l’Atlas, cette chaîne de montagne au nom tellement évocateur pour un garçon passionné de mythologie grecque. Je rentrais heureux, fatigué et surtout frustré de ma rencontre avec cet autre monde. Ces montagnes, tellement attirantes, à peine effleurées sur la piste de Todhra et dans le col de Tizi n’Tichka m’obsédaient…
Les voyages qui suivirent furent bien plus riches humainement et se déroulèrent presque exclusivement entre la station de ski d’Oukaimeden et Imlil, le « Chamonix berbère ». Avec quelques amis dont un grand diseur d’histoires que vous connaissez tous en Ariège, impliqués dans une association toulousaine créée pour aider au développement d’un petit village de l’Atlas, nous participions aux travaux d’arrivée de l’eau potable et d’électrification de celui-ci. Je prenais conscience de la complexité du mode de vie de ces sociétés montagnardes et les déséquilibres provoquées par les « soldats de la modernité » que nous représentions, brisant en quelques mois des centaines d’années de construction sociétale...
C’est en me délectant du fameux documentaire intitulé « le thé ou l’électricité » présenté chez des amis d’amis à Loubières l’autre soir que je me remémorais ces précieux moments vécus là-bas : les soirées de silence ou d’âpres conversations autour du foyer familial, la descente vertigineuse en hiver avec les employés de la station de ski rejoignant leurs maisons de l’autre côté de la montagne et les regards des enfants, éberlués de voir des Occidentaux suivre leurs pas dans la neige, les travaux des champs et les lumières matinales sur les hauts sommets de la vallée de Tachedirrt…
En revoyant ces berbères prostrés et silencieux devant la pub vantant l’abondance d’un supermarché quelconque, diffusé dans le tout nouveau poste de télévision installé pour l’occasion au centre d’un petit village jusqu’alors coupé du monde, j’imaginais nos parents ou grands-parents s’émerveiller au milieu du siècle dernier dans les petits villages montagnards de l’Ariège, resserrés devant l’unique et innovant poste radio à galène, retransmettant dans un grésillement théâtral le passage de Charly Gaul au sommet du Tourmalet.
D’après le slogan, « le progrès est en marche !». Qu’il prenne parfois son temps en gravissant les sentiers chaotiques des montagnes de la technologie sur le choix de l’itinéraire, le dérangement occasionné et les bienfaits d’une pause « boisson chaude » ainsi qu’une bonne grosse sieste à mi-pente…